Comment les médias forment et déforment notre réalité
« À défaut d’avoir recours à la force pour contrôler les populations,
on peut parfaitement les contrôler par l’opinion »
- Harold Laswell, spécialiste des médias.
Par Julie-Maude Beauchesne
Journaliste
Chaque jour, nous nous formons des opinions, sur notre nouveau voisin, sur de nouveaux produits, sur les candidats aux élections, sur des découvertes scientifiques, les religions et croyances et sur ce qui se passe ici et ailleurs. Bref, on peut facilement dire que l’être humain en est un d’opinion.
Lorsque vient le temps de construire notre réalité, nous sommes tous submergés d’informations diverses. D’une part, nos informations proviennent de notre expérimentation directe, donc de nos cinq sens, et d’autre part, de l’expérimentation indirecte, c'est-à-dire d’une source d’information tierce : nos proches, nos voisins, nos collègues, et dans la majorité des cas, des médias.
Notre cerveau collige toutes ces informations, lesquelles nous sont ensuite très utiles lorsque nous portons un regard sur le monde. Et hop! Tout ceci est analysé et devient ce que nous pensons être notre réalité.
Et voici que se pointe à l’horizon une question de taille : sommes-nous sûrs de ce qu’est notre réalité, de ce qui est vrai et juste, ainsi que de ce qui ne l’est pas?
De tous les sujets sur lesquels nous nous formons une opinion, quelle proportion provient de notre expérience directe par rapport à notre expérience indirecte, c'est-à-dire d’informations provenant de ce que disent les autres, et dans la majeure partie des cas, des médias?
Nous avons tous une opinion sur la guerre en Irak, le réchauffement planétaire, les minorités religieuses, sur les dirigeants du pays, sur l’économie régionale, nationale et mondiale. Mais contrairement à l’opinion que nous nous sommes forgée à propos du restaurant du coin en expérimentant nous même sa cuisine, pour la majorité des cas, ce sont les sources d’informations intermédiaires qui forgent notre opinion.
Dans un monde aussi vaste, il est impératif de pouvoir se fier, en quelque sorte, sur ce que disent les autres, sur l’information qui est rapportée, donc, à cette source intermédiaire que sont les médias. En quelque sorte, à défaut de pouvoir expérimenter nous-mêmes, nous transposons l’expérimentation des médias pour la faire nôtre.
Et ce, pour le meilleur comme pour le pire, puisque nous avons rarement la chance de vérifier par nous-mêmes, sur le terrain, si ce qui a été rapporté est conforme à la réalité, s’il n’y a pas eu de déformation des faits, de manipulation d’information.
En résumé, notre perception de la réalité est beaucoup plus celle des autres, voire des médias, que la nôtre. Et c’est là que les dérives les plus graves peuvent survenir. Si les médias jouent un rôle des plus utiles dans notre société assoiffée d’information, n’oublions pas que sans les médias, il n’y aurait jamais eu l’Holocauste, il n’y aurait jamais eu de génocide au Rwanda, il n’y aurait jamais eu de guerre en Irak, lesquels ont nécessité une mobilisation incroyable de l’opinion publique.
Rappelons d’ailleurs que le rôle des médias a été largement reconnu par les tribunaux de Nuremberg et de La Haye. Les juges n’ont pas hésité à condamner plusieurs journalistes et directeurs de médias pour crime contre l’humanité, dans le cadre des génocides juifs et tutsis, alors qu’ils n’ont tué personne de leur propre main, mais tenus des propos qui ont généré des passions meurtrières.
Alors, si les médias sont capables de mobiliser l’opinion publique pour des opérations aussi incroyablement perfides, imaginez ce que le système médiatique est capable de faire pour les enjeux quotidiens?
Les médias : des entreprises commerciales d’abord et avant tout
Mais avant d’aller plus loin, posons-nous cette question : que sont les médias au juste? Nés avec la révolution industrielle du XIXe siècle et le développement de la démocratie (dont ils sont l’un des acteurs majeurs), les médias modernes sont des institutions, des entreprises qui se sont bâties une crédibilité en développant et en perfectionnant l’art de rapporter au plus grand nombre ce qui se fait, se vit, se raconte.
Mais à ce titre, les médias ne sont pas que des entreprises de diffusion d’informations dont le souci idéologique serait uniquement d’informer son public. Ils existent avant tout pour être rentables, pour offrir un rendement à son ou ses propriétaires, lesquels engrangeront les profits.
Cela ne nous vient pas nécessairement à l’esprit, mais comme les médias nous offrent leur information de façon pratiquement gratuite, c’est nous qui sommes en réalité le « produit »; lequel est vendu aux annonceurs en quête de visibilité, d’un auditoire, d’un lectorat.
Notons d’ailleurs à ce sujet que 80% à 99% des revenus médiatiques proviennent de la publicité. Le reste provient, non seulement des abonnements, mais également de subventions régulières accordées par l’État.
Ce double objectif des médias, nous devons constamment le garder en mémoire lorsque nous ouvrons un journal ou que nous regardons la télévision, écoutons la radio, surfons sur Internet, car cette relation d’affaires constitue le premier de nombreux filtres par lesquels passent l’information avant d’être livrée au public.
Cinq grands filtres
À ce propos, les grands spécialistes des médias Edward Herman et Noam Chomsky ont mis à jour, dans leur ouvrage Manufacturing consent, cinq grands filtres qui régissent tant le choix des sujets abordés que l’ampleur et la qualité de leur couverture, avant même que leur traitement ne soit confié aux journalistes.
1. D’abord, l’information sélectionnée et diffusée le sera avant tout selon les orientations données par les propriétaires, lesquels sont généralement, rappelons-le, des gens très fortunés, avec un agenda corporatif et politique très développé. À ce sujet, n’oublions pas que la ligne éditoriale de tout grand quotidien se veut toujours le reflet de la pensée de ses propriétaires.
2. Vient ensuite la dépendance envers de grandes sources de revenus publicitaires, pour assurer leur survie, et envers de grandes sources d’informations, pour assurer leur contenu. Plus souvent qu’autrement, ces sources sont les mêmes. Si le gouvernement est le plus grand annonceur dans les médias (devant l’automobile, les grandes entreprises et le commerce au détail – et autrefois le tabac-) il est aussi leur principale source d’information.
3. Puis il y a les entreprises, dont les firmes de relations publiques, pas du tout objectives et chargées de fabriquer le consentement du peuple; lesquelles jouent ont un grand rôle dans la diffusion de l’information. (Les journalistes y puisent une bonne partie de leurs informations et il n’est pas rare de voir des communiqués de presse être publiés de façon quasi intégrale!). Et en bout de ligne, on compte les groupes de pression et les agences de presse.
« Tout cela créé finalement, par symbiose, si l’on peut dire, une sorte d’affinité tant bureaucratique, économique et qu’idéologique entre les médias et ceux qui les alimentent, affinité née de la coïncidence des intérêts des uns et des autres », signale Normand Baillargeon dans son livre Petit cours d’autodéfense intellectuelle.
4. À ces sources, il faut ajouter les critiques des têtes dirigeantes de ce monde (intellectuels, gens d’affaires, têtes d’affiches et autres) qui n’hésitent pas à vouloir mettre les médias à leur main en s’érigeant en sources fiables. Leurs propos sortent de l’ordre de l’opinion et sont présentés comme des faits.
5. Il faut ajouter aussi, comme source, l’hostilité des médias envers tout groupe, mouvement ou personnes souhaitant bousculer l’ordre établi; généralement les mouvements de gauche qui s’attaquent au système politico-religio-militaro-économique en place. Les nouvelles provenant de ces groupes seront généralement diffusées en utilisant un angle des plus négatifs ou, tout simplement, seront reléguées aux oubliettes.
« Au fil des ans, de conclure Baillargeon, avec une constance aussi prévisible que remarquable, les grands médias corporatistes ont, sur mille et autres sujets cruciaux, tendu à exposer, défendre et propager le point de vue des élites - lesquels possèdent ces même médias - et des élites politiques, qui est bien souvent exactement le même. Tout cela ne peut que limiter sérieusement la portée du débat démocratique, voire de le dénaturer profondément. »
Chasse à l’audimat
À ces cinq grands filtres d’Herman et Chomsky, nous pouvons aussi ajouter la chasse à l’audimat et au tirage élevé. Plus ces derniers sont élevés, plus le média devient alléchant pour les annonceurs et plus le média sait garnir ses coffres. C’est ainsi que l’information diffusée en manchette ou en primeur n’est plus nécessairement triée selon son impact sur la société, mais aussi selon sa valeur marchande.
Quand un média québécois fait la manchette avec Céline Dion, par exemple, il augmente du coup ses ventes ou ses cotes d’écoute cette journée-là; idem pour un grand rendez-vous sportif, un scandale sexuel ou une catastrophe naturelle. Difficile de résister à la tentation de ‘jouer ça gros’ en première page…
C’est l’apologie des quatre « S » : le show business, le sexe, le sport et le sang. Si le show business, le sexe, le sport sont trois éléments très « vendeurs », le sang, en y englobant tout ce que craint le lecteur, est probablement le plus lucratif de tous.
Les gens adorent discuter et se renseigner sur tout ce qui leur fait peur : les guerres, le terrorisme, la pédophilie, les catastrophes naturelles, les épidémies, les sectes, tout y passe, avec l’intérêt, non pas de rassurer le public, mais plutôt d’amplifier ce phénomène de peur, ce qui permet aux médias d’étirer la sauce et même d’être redondant.
Le contrôle et la manipulation de l’information
C’est ainsi que d’autres informations, qui ont un plus grand impact au sein de la société, sont reléguées au second rang et se retrouvent avec moins de visibilité. Il est donc facile pour tout média de manipuler ainsi l’information; pas nécessairement en diffusant des informations biaisées, mais plutôt en reléguant des informations importantes au second rang, voire en omettant de les diffuser, sous le prétexte qu’il n’y avait plus assez d’espace rédactionnel ou de temps d’antenne.
Si aujourd’hui nous pouvons voir les grandes accusations et scandales défrayer les manchettes, demain nous ne pourrons voir, s’il y a lieu, les acquittements et rectifications des faits qu’en fin de journal ou de bulletin télévisé. Ce qui fait en sorte que les masses ne retiendront que les accusations, le scandale quoi, puisque la rectification des faits n’aura absolument pas eu la même attention de la part des médias; d’autant plus qu’un nouveau scandale du jour sera probablement venu occulter cette rectification.
Et si nous ajoutons à cela que l’importance de l’information sera calculée en fonction des idéologies politiques et des agendas cachés des propriétaires de journaux, nous nous retrouvons devant un contenu qui est souvent fort biaisé et loin d’être conforme à la réalité.
Si, en théorie, le rôle des médias est de contrebalancer le pouvoir des gouvernements, en pratique, il ne joue ce rôle que partiellement. Lorsque vient la question d’une soi-disant sécurité nationale (la guerre au terrorisme, la guerre en Afghanistan et surtout les deux guerres en Irak, en sont de bons exemples), toute la machine médiatique se met en branle et appuie les démarches gouvernementales.
En ne reprenant que l’information officielle des gouvernements, sans contre vérification (qu’on ne lui permet pas de faire d’ailleurs, souvent pour des questions de « sécurité nationale »…), elle perd totalement son sens critique. Tout média et tout journaliste allant à contresens de ces politiques est lourdement sanctionné (il pourra être accusé notamment d’un manque d’esprit patriotique et tout cela se soldera souvent par des congédiements).
Les journalistes « ont abdiqué, sans suffisamment guerroyer, leur rôle de chiens de garde chargés, comme les y enjoint la constitution (…), de protéger les citoyens contre les mensonges et les abus du pouvoir. Ils se sont laissés dépouiller de leur fonction essentielle, qui est de définir l’information, de discerner, dans le fatras des faits du jour, ce qui est important et ce qui est exact. Ils ont abandonné à d’autres, à ceux qu’ils devraient contrôler, le pouvoir de déterminer non seulement l’agenda et la hiérarchie de l’information, mais bien plus gravement encore, les événements qu’il importe de couvrir et de traiter », analysait Jean-Paul Marthoz dans son essai Le journalisme en quête de repères aux États-Unis.
À ce titre, Normand Baillargeon en fait la démonstration avec la petite Nayirah, 15 ans, qui était venue témoigner devant la Chambre des Congrès américaine des horreurs perpétrées par les Irakiens lorsqu’ils ont envahit le Koweït en 1990. Sa description de l’attaque d’un hôpital koweitien, où elle était bénévole, par les soldats Irakiens, tuant ainsi plus de 300 bébés, a fait les manchettes du monde entier. C’est ce jour-là que Saddam Hussein est devenu le « Boucher de Bagdad ». Il était devenu primordial et urgent pour les nations occidentales, États-Unis en tête, d’attaquer le Président irakien.
Toutefois, ce témoignage, qui a été l’argument numéro un évoqué à maintes reprises par les dirigeants américains pour attaquer Saddam Hussein, s’est avéré en réalité être un coup monté! Le tout avait été concocté par une firme de relations publiques américaine qui avait obtenu un lucratif contrat de 10 millions de dollars avec les Koweitiens afin de former la fille de l’ambassadeur du Koweït à Washington, Nayirah al Sabah, à raconter cette fausse histoire.
Quand cette nouvelle est sortie, il était trop tard. Et afin de préserver l’honneur des autorités politiques ayant amené plus de vingt nations en guerre, il n’en fut question que dans de courts textes publiés discrètement dans la section internationale de certains quotidiens; bref, rien pour ameuter le public comme lors du témoignage de la jeune fille, un an plus tôt…
La concentration de la presse
À tout cela s’ajoute la concentration de la presse où les médias se retrouvent entre les mains d’un nombre de plus en plus restreint de propriétaires; ce qui facilite encore plus le contrôle de l’information, puisque le contenu est de plus en plus le même d’un média à l’autre.
À titre d’exemple, en ce qui concerne la presse écrite au Québec, comme l’a démontré le Centre d’étude des médias de l’Université Laval, la très grande majorité des organes médiatiques est divisée entre seulement quatre grands propriétaires : Gesca, Québécor, Groupe Transcontinental et Rogers Communications. Si l’on ne considère que les impressions quotidiennes, 97% du tirage provient de Gesca (52% divisé entre La Presse, Le Soleil, Le Droit, La Tribune, La Voix de l’Est, Le Nouvelliste et Le Quotidien) et de Québécor (45% avec le Journal de Montréal et le Journal de Québec), laissant un maigre 3% au journal Le Devoir, le seul quotidien indépendant au Québec.
Ailleurs dans le monde, le portrait est similaire dans la plupart des pays occidentaux. Aux États-Unis, seulement cinq grandes corporations se partagent, en 2006, le terrain de jeu médiatique, alors que vingt ans plus tôt, en 1983, ils étaient plus de cinquante! Ainsi Disney, Viacom, Time Warner, News Corp, et la General Electric se disputent près de 90% du marché médiatique américain.
En Belgique, trois groupes de presse se partagent un lectorat de 4 millions de francophones (près de 15 titres), soit Rossel, IPM et Mediabel. En Suisse, selon le portal observatoire des médias www.Acrimed.org, c’est dans le marché germanophone que la concentration se fait le plus sentir. Toutefois, le marché francophone suisse n’échappe pas à la tendance.
« La concentration des médias helvétiques s’accélère et prend une forme nettement hiérarchisée à deux niveaux - national et régional (cantonal ou supra-cantonal) -, les entreprises locales indépendantes perdant de plus en plus de signification. Au sommet, on trouve les groupes ayant une dimension nationale, avec, pour certains (Ringier et Edipresse), des extensions internationales », rapporte Jean-François Marquis dans son article Concentration et hiérarchisation dans la presse en Suisse.
Finalement en France, la plus grande partie des médias est sous l’influence de cinq groupes. Le marché français a ceci de particulier que cette forte concentration est aggravée par les alliances entre certains de ces groupes. « Ces connivences génèrent de multiples dérives, notamment l’abolition de la frontière entre information et divertissement ainsi que l’uniformisation des contenus à l’exclusion de nouveaux venus qui n’appartiendraient pas au sérail, des pressions sur les hommes politiques à l’autocensure sur les sujets tabous », décrie le Président de l’Observatoire français des médias, Armand Mattelart.
Le marché français de la télévision privée est entre les mains de trois groupes industriels multinationaux, soit Bouygues (possédant de larges part de TF1), Lagardère (possédant de nombreux canaux spécialisés) et Vivendi (propriétaire de Canal Plus) auquel s’ajoute le géant mondial allemand de la communication, Bertelsmann, propriétaire notamment de M6. Ces groupes occupent également une place de choix dans les autres médias : presse écrite, radio, cinéma, musique, etc.
« À l’affrontement, ces groupes préfèrent des stratégies d’alliance, les concurrents deviennent ainsi des partenaires, que l’on ménage et qui vous ménagent, même si chaque groupe cherche à accroître l’audience de ses chaînes ou à attirer plus de publicité. (…) Le grand nombre de titres de presse écrite, de chaînes de télévision, d’éditeurs de livres, masque l’ampleur de la concentration dans les médias et ses effets dévastateurs. La concentration au sein de chaque média (télévision, la presse...) n’est qu’un aspect, car les groupes les plus puissants sont multimédia. Ils ont des positions fortes à la fois dans la télévision, la presse, l’édition, ... et sont intégrés à des groupes industriels », expose Janine Brémond dans La concentration dans les médias en France.
Avec cette concentration de la presse, les démocraties libérales s’éloignent du plus en plus de leur principe fondateur tant vanté sur la scène internationale, soit « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». Cette notion centrale, lors de la fondation de la plupart des démocraties occidentales, garantissait notamment la liberté de presse et la libre circulation de l’information, conditions fondamentales permettant au peuple d’être en mesure de déterminer lui-même ses besoins, de prendre lui-même ses décisions, parce que bien informé grâce à des sources variées.
En résumé, nous pouvons dire que nous ne possédons plus nos médias, nous les avons confiés, sans le vouloir, à de grosses corporations qui ont un agenda précis n’allant pas nécessairement dans le même sens que le peuple. Pour ces chefs d’entreprises, leurs médias ne sont vus que comme des outils les aidant à atteindre leurs fins.
Les journalistes ne sont plus objectifs
Qu’en est-il maintenant du travail des journalistes qui nous livrent l’information au jour le jour? Comme pour les médias, définissons d’abord ce qu’est un journaliste : c’est un professionnel qui se bâtit une crédibilité en rapportant des rumeurs, des histoires, des opinions et des faits dont il tente d’en vérifier toute la validité avant de les rapporter au plus grand nombre.
En théorie, cette mission semble assez noble. Mais puisque un journaliste travaille pour une entreprise de presse, dont l’information est soumise aux filtres mentionnés plus haut, et auxquels s’ajoutent ses propres filtres, l’information qui sortira de sa plume ou de son micro sera des plus subjectives.
Et on ne parle même pas des biais possibles, conscients ou inconscients, chez les journalistes qui, avant de couvrir un événement, ont déjà leurs propres opinions; elles-mêmes forgées auparavant par le monde médiatique auquel ils appartiennent. Cette opinion personnelle viendra orienter toute la cueillette d’informations, ou alors le journaliste ne retiendra que l’information coïncidant avec son opinion préfabriquée.
« Aujourd'hui, la plupart des journalistes conviennent qu'il est impossible d'atteindre une parfaite objectivité. Quand le journaliste choisit l'orientation de son article et les éléments d'un événement, il prend déjà parti. », souligne le Réseau éducation-média sur son site Internet.
D’ailleurs, au sujet de la soi-disant « objectivité » journalistique, il est intéressant de noter que dans les années 1990, la Society of professionnal journalists américaine a éliminé le concept d’objectivité de son code d’éthique. Le mot objectivité ne représente plus ce que les journalistes sont en mesure d’accomplir, ni ce que le public doit s’attendre de leur travail.
L’objectivité étant désormais acceptée comme n’étant qu’une illusion, ils préfèrent dorénavant se donner bonne conscience en soulignant que le mieux qu’ils peuvent faire, c’est de présenter des points de vue divergents. On quitte alors le domaine des faits, pour l’univers de la confrontation d’opinions; dont il est difficile, comme on l’a vu en début de texte, de déterminer à quel degré elles sont conformes à la réalité.
Et c’est sans compter que les journalistes aiment bien teinter subtilement leurs reportages de leurs propres opinions, comme s’il s’agissait de faits; une tendance née dans les années 1960 qui est désormais fort répandue, comme le mentionne le Réseau éducation-média.
« Plusieurs journalistes ont déclaré (par le passé) que, puisqu'il était impossible d'atteindre une parfaite objectivité, c'était une erreur de présenter les nouvelles comme si elles avaient été enregistrées et présentées par un reporter robot sans que ses sentiments et ses opinions n'interviennent dans le processus. Non seulement fallait-il reconnaître la présence du reporter, mais il fallait également que ses sentiments et ses opinions soient intégrés à la nouvelle », est-il rapporté.
Le « mensonge » journalistique
En éliminant le principe même d’objectivité, on peut craindre les pires dérives. Il se peut fort bien qu’en bout de ligne tout ce qui est rapporté, écrit et raconté, ne soit que partiellement vrai, ou biaisé, ou même, dans certains cas, largement ou encore totalement faux. Il est arrivé à plusieurs reprises par le passé que les informations rapportées par des journalistes soient carrément fausses, parce que la source a menti ou parce que le journaliste a menti.
À ce sujet, aux États-Unis seulement, le média alternatif www.americanthinker.com a recensé plus d’une soixantaine de cas où des journalistes ont été sanctionnés au cours des 25 dernières années, pour mensonges, falsification et accusations mensongères. Il est même arrivé qu’une journaliste du Washington Post, Janet Cook, gagne un prix Pulitzer (le plus grand prix de journalisme aux USA) pour un reportage issu à 100% de son imagination!
Tout cela est compréhensible dans le contexte actuel où ce n’est pas tant le fond qui compte, mais plutôt la primeur ou le scoop qui fera en sorte de donner une certaine gloire au média qui le publie et surtout, au journaliste qui le produit.
Dans un univers où les journalistes peuvent aussi devenir des « stars », la grande visibilité qui leur est donnée grâce à ces primeurs devient pour eux une chasse quotidienne où tout sujet, toute affectation, peut devenir une opportunité de se démarquer des autres.
Il ne traitera plus l’information qu’il recueillera en vertu de l’importance du contexte, mais plutôt pour ses aspects sensationnalistes. Il pourra ainsi mieux vendre sa nouvelle à ses patrons dans le but, bien entendu, qu’elle soit mise le plus en évidence possible, où l’objectif ultime est la manchette ou le ‘prime time’.
Pour y arriver, certains journalistes seront prêts à tout, même à prendre des moyens assez malhonnêtes pour y arriver.
Le moyen le plus commun est de prendre un détail anodin qui, une fois grossi à la puissance dix, sera très dérangeant. C’est ainsi qu’une exception dans un domaine peut être présentée comme si c’était la norme. Souvent, dans les médias, ce n’est plus l’exception qui confirme la règle, mais l’exception qui devient et explique la règle.
« L’anecdote se trouve au début de chaque sujet. Tout part du fait particulier, du fait divers du jour, et s’étend vers le problème plus vaste qu’il semble contenir en lui-même, ou que les journalistes font mine de croire qu’il contient; comme si ce dernier détenait en lui toutes les causes et toutes les conséquences qui ont fondé la situation plus générale qu’il est censé démontrer », décrie Pierre Mellet dans son article Comment la structure rituelle du Journal télévisé formate nos esprits.
Vient ensuite le choix des personnes interviewées. Il est facile de biaiser un article en donnant une voix prépondérante à un individu ou à un groupe en ne présentant qu’un côté de la médaille, tout en laissant que peu ou pas de place pour l’autre côté. En ignorant certaines sources ou informations qui auraient pu équilibrer les points de vue, les journalistes occultent ainsi une partie de la réalité.
Et finalement, l’absence d’un droit de réplique; il est fréquent de voir des accusations être émises lors de reportages, et surtout lors d’enquêtes, sans pour autant permettre aux « accusés » de se défendre. Au nom de l’intérêt public, tout individu ou groupe vu par les journalistes (selon ses propres convictions) comme une « menace » pour la société sera vilipendé sur la place publique sans même pouvoir s’expliquer.
Le professeur Alain Bouchard en fait d’ailleurs la démonstration avec les minorités religieuses dans son essai Dis-moi ce que tu vois, je te dirai ce que tu es.
« En matière de nouvelles religions, écrit-il, les médias décrivent ces groupes à partir de leur monde, de leur contingence, de leur univers de sens. (…) La secte devient synonyme de danger, de menace pour la société. Comme les médias jouent un rôle important dans la construction de l'opinion publique, cette image négative peut amener l'ensemble de la population à se méfier des minorités religieuses et à les juger à partir des préjugés transmis par les médias. Ce phénomène soulève un problème éthique, car si le journaliste donne une information qui ne respecte pas les faits et que cette information porte un préjudice à des individus, quelle responsabilité est en cause? »
Malheureusement, les journalistes seront portés plus souvent qu’autrement à se laver les mains de cette responsabilité, car ils ont le sentiment de n’avoir fait que leur boulot, de n’avoir servi que l’intérêt public. Mais quand on gratte un peu, on se rend compte que l’intérêt premier qui a été servi est le leur, ainsi que celui de leur employeur.
Les journalistes : des employés d’usine
À tout cela s’ajoutent les contraintes imposées par l’employeur. Il est important de comprendre que les médias, surtout les médias de masse, tentent de nous faire croire que l’information diffusée par leurs journalistes est le résultat de longues enquêtes, de recherches, d’un travail de terrain. Si c’est vrai dans certains cas de journalisme d’enquête de la part de journalistes « vedettes », dans la majorité des cas, ce ne l’est pas.
Comprenons également que la direction des médias laisse peu de temps aux journalistes pour produire leurs papiers. Pour des questions de rentabilité, l’information est considérée comme un produit d’usine et le journaliste comme un ouvrier. Il doit donc noircir le plus de papier possible ou combler le plus de temps d’antenne possible et cela, dans les plus brefs délais, donc au moindre coût.
Cette dynamique créé un grand désarroi chez les « véritables » journalistes qui souhaiteraient tout de même faire leur métier le mieux possible en approfondissant chaque sujet, en testant l'exactitude de l'information recueillie et en s’assurant de la crédibilité de leurs sources. Contraints par leurs limites temporelles, les journalistes ne font que des vérifications minimales et devront faire confiance à des sources qu’ils jugent sérieuses et utiles. Souvent même, ils ne vont que reproduire l’information des communiqués de presse reçus à la rédaction, sans aucune vérification.
Quand les journalistes deviennent des « experts »
De plus, les journalistes se donnent du crédit les uns les autres sans vérifier cette crédibilité. Ils ne contre vérifient pas les sources citées dans les articles précédents. Dans les médias électroniques, cela va encore plus loin, puisque sur les panels de discussion, les réseaux d’information font de moins en moins appel à des experts. Ils sont de plus en plus remplacés par des journalistes, beaucoup plus à l’aise avec la caméra et beaucoup plus disponibles, lesquels sont présentés en tant qu’ « analystes experts ».
Et c’est ici que le bât blesse et que l’on retrouve l’une des principales failles du système médiatique actuel. Faute de temps, les journalistes vont se fier à d’autres journalistes qui ont fait leur travail, eux aussi, avec le même manque de ressources et de temps.
Ce phénomène de repiquage d’information ou de « vampirisme journalistique » est d’ailleurs dénoncé de plus en plus par les journalistes. « Il n’est pas normal que les mêmes nouvelles, avec les mêmes citations, se retrouvent dans tous les journaux. C’est toute la qualité de l’information qui s’en trouve amoindrie », se plaignaient des collègues journalistes lors du congrès de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) en 2001.
Il vient un temps où tout le monde se fie sur tout le monde. Il est alors facile qu’une fausse information se trouve à entrer dans l’engrenage et se répande comme une traînée de poudre, créant ainsi de grands ravages qu’il sera difficile de réparer.
Quand tout le monde fait confiance à tout le monde, faute de temps pour vérifier si le journaliste ou les sources citées sont dignes de confiance, la porte est ouverte à l’abus de confiance. Les propriétaires, tout comme les autorités, les groupes et les pouvoirs en place sont conscients de ces lacunes et s’en servent pour permettre ainsi l’abus de pouvoir et la manipulation des masses; bref, de faire avancer leur cause par la duperie.
Pour éviter de se conformer
Pour le lecteur, l’auditeur, tout cela ne semble guère rassurant. Rien ne nous assure que nous ne pouvons être victime, de temps à autre, d’abus de confiance de la part des médias. Mais peut-être est-ce notre faute, en bout de ligne, si nous nous laissons prendre au piège?
Car il est assez paradoxal que, dans un monde où les journalistes font partie des professions auxquelles nous faisons le moins confiance, ces mêmes journalistes occupent une place considérable dans l’établissement de nos opinions, donc de la formation de notre propre réalité!
Peut être devons-nous blâmer le manque d’options. Outre les médias, pour avoir une idée concrète ou une opinion éclairée sur un sujet, que nous reste-t-il? Il ne reste que notre expérience personnelle sur le terrain, ce qui est très limitatif.
Bien entendu, il existe encore des journalistes intègres qui, comprenant bien le mécanisme pervers dans lequel s’engouffrent de plus en plus les médias occidentaux, ne se laissent pas piéger et font leur métier avec le plus de rigueur possible. Mais malheureusement, avec les mécanismes décrits plus hauts, ils se font de plus en plus rares, car seuls les jeunes journalistes sachant se conformer à cette nouvelle dynamique sont embauchés ou promus.
L’espoir permis grâce Internet
Toutefois, avec l’arrivée d’Internet, il est maintenant possible de multiplier ses sources d’information et de rester vigilant. Et comme le souligne Jean-Paul Marthoz, Internet joue déjà un rôle fort intéressant dans la décentralisation de l’information.
« Les médias américains ont perdu le monopole qui fut un moment le leur. Lors de la première Guerre du Golfe, CNN servait de référence obligée à tous. (…) Lors de la guerre en Iraq de 2003, la polyphonie a été la règle (…) Malgré le conformisme de la majorité de leurs médias, les Américains qui voulaient en savoir plus ont pu, cette fois, sortir de leur insularité (en s’abreuvant de médias étrangers). Les sites des quotidiens britanniques, The Guardian et The Independent, qui offraient une couverture plus critique de la guerre, ont été pris d’assaut », expose-t-il.
La naissance de nombreux médias citoyens - c'est-à-dire des sites de nouvelles où l’internaute peut lui aussi rapporter la nouvelle, faire ses propres enquêtes et les publier - nous donne accès à de nouvelles sources d’information. Cependant, leur visibilité n’étant pas encore aussi forte que celle des médias traditionnels qui ont su se bâtir une large fenêtre sur le web, nous devons encore attendre pour voir s’ils sauront se montrer comme une véritable alternative.
Il y a aussi ce phénomène nouveau où chaque citoyen peut posséder son propre média, grâce, notamment, aux blogues. « Quand leur auteur a du talent, certains blogues peuvent acquérir une véritable influence. Aux États-Unis, ils forment de plus en plus de véritables groupes de pression électroniques capables, on l’a vu pour les blogues de droite, de faire tomber un journaliste vedette comme Dan Rather (pour avoir appuyé la diffusion d’un reportage mensonger) ou, pour les blogues de gauche, de forcer à la démission le sénateur républicain Trendt Lott, pris en flagrant délit de propos racistes », exposent Denis Pingaud et Bernard Poulet, dans leur article Du pouvoir des médias à l’éclatement de la scène publique.
Cependant, cette cacophonie grandissante que l’on retrouve sur Internet laisse plusieurs auteurs et chercheurs perplexes. « Face à la saturation provoquée par la multiplication infinie - et infiniment répétitive - des sources d’information, augmente le risque d’une confusion croissante entre la vérité et la manipulation », font valoir Pingaud et Poulet.
Il est aussi utile de se questionner sur les limites que pourrait avoir Internet dans le futur. Lorsque l’on voit comment la Chine et d’autres pays autocratiques ont réussi à contrôler l’espace Internet sur leur territoire, en interdisant l’accès à de nombreux sites n’allant pas dans le même sens que le régime, rien ne nous garantit que nous soyons ici protégés contre le même type d’abus de pouvoir gouvernementaux…
Sortir du conformisme social
Pour terminer, rappelons-nous que c’est en connaissant d’abord comment fonctionnent les médias et quelle est leur mécanique interne, en sachant comment se forge l’information quotidienne, en comprenant comment les journalistes recueillent l’information et comment ils la traitent, en comprenant que les reportages ne ressassent, la plupart du temps, que des opinions mises en perspective avec d’autres opinions - ce qui éloigne généralement le public des faits - que nous sommes en mesure de distinguer le vrai du faux.
C’est ainsi qu’il nous est possible de nous prémunir contre les informations biaisées, l’abus de confiance, voire la manipulation médiatique.
Nous pouvons alors éviter d’avaler tout cru ce qui est rapporté et ainsi éviter de se faire avoir par cette véritable conspiration que sont devenus le « politiquement correct » et le conformisme social où tout le monde va dans la même direction, une direction décidée; et soulignons le à gros traits pour le garder toujours en mémoire, par les élites de notre société.
Bibliographie
Baillargeon, Normand, Petit cours d’autodéfense intellectuelle,
Bouchard, Alain, Dis-moi ce que tu vois, je te dirai ce que tu es : Médias, nouvelles religions et construction sociale de la secte
Brémond, Janine, La concentration dans les médias en France.
Herman, Edward et Chomsky, Noam, Manufacturing Consent
Marthoz, Jean-Paul, Le journalisme en quête de repères aux États-Unis
Marquis, Jean-François, Concentration et hiérarchisation dans la presse en Suisse.
Mellet, Pierre, Comment la structure rituelle du Journal télévisé formate nos esprits
Pingaud, Denis et Poulet, Bernard, Du pouvoir des médias à l’éclatement de la scène publique
Ressources Internet
American Thinker : www.americanthinker.com
Fédération professionnelle des journalistes du Québec : www.fpjq.org
Noam Chomsky, site officiel : www.chomsky.info
Observatoire français des médias : www.observatoire-medias.info
Observatoire des médias Acrimed : www.acrimed.org
Réseau éducation-médias : www.media-awareness.ca
Society of professionnal journalists : www.spj.org
Third World Traveler : www.thirdworldtraveler.com
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