Pierre Bourdieu avait déjà analysé la supercherie que constituaient les débats télévisuels [1]. Chomsky et Halimi expliquèrent l’inutilité des débats joués d’avance et organisés de façon à avantager systématiquement les défenseurs de l’ordre établi. Notre propos voudrait mettre l’accent sur une autre particularité du débat tel qu’il se pratique la plupart du temps dans les médias, particularité reposant essentiellement sur une stratégie de communication particulière organisée autour de trois points : une mise en scène, une méthode globale (une stratégie argumentative) et des armes ultimes (d’ordre rhétorique).
La mise en scène
Cette stratégie repose d’abord sur une mise en scène :
1) Distribution des rôles et organisation des personnages dans l’espace argumentatif
2) Tonalité
1) Le/la ministre, le responsable, le dominant doit toujours passer pour ce qu’il/elle n’est pas voire pour l’exact opposé de ce qu’il/elle est réellement : c’est une victime, un être devant travailler dur pour corriger les fautes de ses prédécesseurs, du peuple irresponsable, privilégié. Son sort n’est pas enviable, le journaliste nous le présente toujours « au créneau », « sur le terrain », sa prise de parole toujours précédée d’une mise au point discursive ou en images le mettant en scène dans une attitude active : en gros, ce ne sont pas les décideurs qui décident, ce ne sont pas les travailleurs qui travaillent, ce ne sont pas les riches qui sont privilégiés. Tout s’inverse en effet dans le monde parallèle de la télévision.
2) La tonalité employée par le/la ministre est impliquée par le rôle qu’il/elle se donne : il/elle est plaintif/ve, lyrique [2], dolent/e. Son regard (cela est patent notamment chez Fillon, Dati, Bertrand, Yade ou Pécresse) est toujours triste voire abattu : on se demande si le visage est le même au Fouquet’s ou sur le Yacht de Bolloré. Le dominant, le responsable semble toujours à la fois prêt à pleurer sur le sort des plus démunis et déterminé par ailleurs à agir et à ne pas se laisser abattre.
Une méthode
La stratégie argumentative est à la fois simpliste et redoutable : elle repose sur la figure de l’épanode [3]. On pose au départ, en l’affirmant, un postulat : le reste du propos visera à défendre non pas le bien fondé de ce postulat souvent délirant mais juste à développer thématiquement (en insistant souvent sur la nécessité d’aider les pauvres lorsqu’il s’agit justement de les attaquer) le motif de départ.
L’argumentation se centre alors sur la défense non pas de ce que l’on fait mais de ce que l’on prétend faire (ce qui la plupart du temps sera renforcé par des suggestions du type : « il est aujourd’hui évident pour tout le monde que... » ; « chacun sait maintenant que... » ; « Plus personne ne dirait raisonnablement aujourd’hui que... ») : le/la ministre ne défend presque jamais sa loi analysée rationnellement mais uniquement l’effet qu’il lui prête (effet qu’il se contente évidemment d’annoncer et qui est souvent d’ailleurs l’exact opposé de ce que révélerait justement l’analyse minutieuse).
Cette méthode est très pratique car elle permet de se défendre avec les armes de ses adversaires : en somme plus votre adversaire a raison, plus il se donne tort en vous donnant raison : s’il s’agit par exemple de critiquer la fermeture des tribunaux, jamais la ministre ne cherchera à montrer en quoi cette mesure permettra de « rapprocher la justice des citoyens », elle l’affirme et comme le postulat est en quelque sorte validé par le silence, voire carrément l’approbation du journaliste, il ne lui restera plus qu’à défendre le bien-fondé de cet effet : comment être contre un rapprochement entre la justice et les citoyens ?
S’il s’agit d’aggraver la Reproduction sociale, on affirme au contraire qu’on cherche là « défendre l’Université » : êtes-vous contre la défense de l’Université ? Supprimer des postes à l’éducation Nationale, c’est justement venir en aide aux enseignants, vouloir aider les élèves en difficultés : êtes-vous contre cette suppression de postes ? Vous soutenez donc (ce que fait en réalité la loi) la reproduction sociale, l’injustice, l’inégalité... Le tout-nucléaire qualifié de plus « écologique », le ministre n’aura plus qu’à défendre l’écologie, la défense de la Nature etc sans dire un mot du nucléaire. Les privatisations renforcent la fonction publique a-t-on dit : le ministre n’aura plus qu’à défendre (dans son discours uniquement) le sérieux, l’efficacité, le dévouement des fonctionnaires.
L’homme ou la femme de droite, s’il/elle ose aujourd’hui tenir des propos complètement délirants sur la société (les grévistes sont des preneurs d’otages, les jeunes de la gare du nord forment des « gangs », des « bandes ethniques ») n’assume plus publiquement comme au temps de Raymond Barre la philosophie cynique induite en réalité par sa pensée : il/elle se défend en arguant contre toute logique des arguments qui s’opposent complètement à ce qu’il/elle dit : le harcèlement des sans-papiers est une défense des sans-papiers (c’est donc être raciste que de ne pas lutter contre l’immigration) : l’homme ou la femme de droite n’est donc pas raciste : c’est par amour des autres qu’il/elle les harcèle.
Décomplexer les idées de droite (c’est-à-dire bien souvent tenir des propos que seule l’extrême-droite ou presque tenait autrefois) nécessite une légitimation de ces idées passant par l’occultation de la philosophie qui les soutient ; philosophie ainsi renforcée (il est plus difficile de critiquer ce qui ne dit pas clairement son nom) et entraînant par la même occasion l’affaiblissement médiatique de ce qui s’y oppose : les positions plus progressistes paraissent fatalement – par l’effet de ces brouillages systématiques, moins pertinentes, plus conformistes alors même qu’elles s’opposent dans les faits aux idées reçues.
Bien sûr, à aucun moment le/la ministre n’aura pris la peine de montrer le bien-fondé de son postulat. D’ailleurs, il/elle ne prend jamais la peine de répondre à aucune des objections sérieuses formulées parfois ; ce qui ne l’empêche pas bien sûr de sommer son adversaire de répondre non seulement de ses paroles mais aussi de ses actes. N’hésitant pas pour cela, à couper régulièrement la parole de son interlocuteur.
Un point important mérite d’être précisé : l’épanode, figure de construction, va souvent dans ces discours avec l’euphémisme, figure de pensée : l’augmentation du salaire du président est un pas vers la « transparence ». Êtes-vous contre la transparence ? Soutenez-vous l’obscurantisme ?
Les armes ultimes
Si l’adversaire est vraiment trop fort et qu’il parvient à déjouer ces pièges, ce n’est pas fini. Le/la ministre sarkozyste a toujours plus d’un tour dans son sac : battu, terrassé par l’éclat de la vérité, l’évidence du raisonnable, il lui sera toujours possible de se relever grâce aux armes ultimes que sont les suggestions : laisser penser au téléspectateur qui n’aurait pas encore compris la portée d’un argument susceptible de détruire toute la stratégie du ministre, que son auteur a tort, qu’il est confus, imprécis, qu’il raconte n’importe quoi, ne sait pas de quoi il parle : l’expression « vous caricaturez ! » par exemple figure en bonne place parmi les recours communs à tous les sarkozystes.
Le non-débat
On le voit bien, le ministre sarkozyste est imbattable dans les débats dans la mesure justement où il ne débat pas du tout : engagé dans un monologue autiste où il expliquera l’inverse de ce qu’il fait, il saura mettre son adversaire dans la situation de l’homme s’enfonçant dans des sables mouvant : quoi qu’on dise, tout est organisé pour concourir à la défense de sa thèse. Plus l’adversaire voudra défaire ses liens, plus les serrera : l’arène médiatique est bien ce cercle vicieux tout entier voué à la défense de l’ordre établi puisque l’aide du journaliste-complice est indispensable dans cette entreprise.